Un débat s'est tenu sur ce thème le 9 décembre 2011 au Celsa, à l'occasion du trentième anniversaire de la section journalisme de cette école des métiers de l'information et de la communication.
Michel Boyon, président du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ainsi que du conseil d'administration du Celsa, note que la démocratie française est médiatisée, avec ce que ça implique de goût pour l'immédiateté et la petite phrase.
Il exhorte les étudiants à rechercher la rigueur de l'information, citant en exemple la "reprise par deux chaînes nationales, lors de manifestations en Guadeloupe en 2009, d'images montrant des policiers qui tirent ; images en fait récupérées sur le net et provenant en réalité de Madagascar".
Voici quelques unes des idées fortes exprimées dans la suite du débat :
- le journalisme forme les croyances, fonction essentielle pour la démocratie, système fondé sur l'incertitude ;
- face à la compétition numérique, l'arme principale du journaliste est son sérieux ;
- il faut avant tout recouper les informations ;
- le souci est peut-être autant local (manque d'indépendance) que global ;
- les journalistes doivent tenir une conversation avec les consommateurs de contenu - citoyens, et ce alors qu'Internet n'est pas la panacée démocratique ;
- nous vivons une période de transition où un modèle reste à inventer.
1. "La société démocratique est, fondamentalement, livrée à l'incertitude."
Myriam Revault d'Allonnes, philosophe, définit la démocratie comme une "forme de société, une expérience, un horizon de sens" qui englobe à la fois "pratiques de pouvoir" et "expériences subjectives".
La caractéristique fondamentale de la démocratie est le doute : "l'expérience démocratique moderne est habitée par le doute et l'insatisfaction". En conséquence, le débat public est une notion cruciale.
Ce débat engage une opinion publique tiraillée entre la volonté de "penser par soi-même" et le "mouvement d'alignement sur l'opinion commune".
M.R.d'A. invoque Tocqueville, qui s'interrogeait sur la source des croyances dans une société mouvante. En démocratie, on répugne à reconnaître en quiconque une grandeur. Conséquence : "la tyrannie du nombre fait autorité et accrédite les croyances."
On comprend ainsi que démocratie et journalisme vont de pair.
2. Le sérieux de l'information face à Internet
Christophe Barbier, directeur de la rédaction de l'Express, est le premier à mentionner Internet, qui ne figure pas dans le titre du débat mais dont les mutations qu'il impose à l'économie de l'information ne peuvent être esquivées. Ses travers, connus, sont les "dictatures de la transparence et de la rapidité" : il faut publier le plus vite possible.
La règle suprême, cependant, doit demeurer celle du sérieux de l'information. C.B. cite comme exemple une enquête menée par la rédaction de l'Express suite à la publication d'une fausse note de renseignement.
La première contribution du journaliste, donc, est celle de la vérité, "factuelle" comme "de caractère". Le journaliste, dont l'article est commenté sur Internet, en vient à organiser la controverse avec cette interactivité du réseau.
3. De la modestie et des faits
Bérengère Bonte est journaliste à Europe 1. Pour elle, imaginer que le journalisme doit réinventer la démocratie est "présomptueux" et c'est une attitude qui a "plombé le métier". Il faut "de l'humilité" et revenir à l'essentiel : "livrer des faits" et les "recouper" (règle n°1 face au syndrome du copier-coller).
Elle ne nie cependant pas que la démocratie est imparfaite. Elle cite un passage de son livre Dans le secret du conseil des ministres, évoquant la façon dont Gérard Longuet s'est fait renvoyer "dans ses cordes" par Nicolas Sarkozy lorsqu'il a tenté par deux fois d'exprimer une opinion négative à propos de la prime "contre les dividendes" du printemps. C'était pour elle une démonstration qu'"il n'y a pas de débat politique au sein même du pouvoir".
4. Face au manque d'indépendance, le besoin de vigilance
Roland Cayrol, conseiller du CSA, est un ancien sondeur. Il évoque le classement des professions les plus déconsidérées, au fond duquel journalistes et hommes politiques côtoient prostituées et banquiers. Les personnes sondées reconnaissent des qualités aux journalistes : ils sont "compétents, intelligents et courageux". Mais "ils manquent d'indépendance".
R.C. exhorte le public : ''soyons vigilants, sourcilleux, ayons le réflexe citoyen". Il cite en exemple ses soupçons sur le supplément "M" du Monde, disant qu'il "se pose des questions".
Pour R.C., la qualité de l'information baisse. La preuve en est qu'on parle de "mode du fact-checking" : "les pure players découvrent le concept".
5. La réalité inquiétante d'Internet : les gens ne vont pas y chercher des remises en question
Stephen Shepard dirige une école new-yorkaise de journalisme partenaire du Celsa.
En ce qui concerne le manque d'indépendance du journalisme, il évoque le mouvement américain pour la "news literacy", avec des
professeurs qui enseignent à consommer des médias avec un esprit critique.
Il exprime l'idée que les problèmes démocratiques sont encore plus évidents aux États-Unis mais juge "absurde" de vouloir "réinventer la démocratie". En revanche, il se dit convaincu que "le journalisme est en train d'être réinventé". L'ancien rôle, celui de "gatekeeper" de l'information, est révolu. Le produit du journalisme est remplacé par un processus de journalisme, avec une conversation entre producteurs et consommateurs de contenu. "La rue est désormais à deux sens" et le journalisme est plus démocratisé.
Pour S.S., Internet est en théorie un outil démocratique, mais la réalité est inquiétante. Les gens vont chercher sur Internet ce qu'ils croient déjà, ils n'y vont pas pour avoir une conversation.
6. "L'ancien truc est cassé et le nouveau n'est pas encore là."
Un membre du public prend la parole pour citer les résultats d'une étude menée il y a quelques temps par le cabinet Technologia. Il y aurait 37.000 journalistes en France, dont beaucoup ne gagnent pas leur vie. Le modèle qui permettrait de stabiliser les choses n'existe pas encore.
Les années 2010 seront donc encore des années de transition, à la fois dangereuses et excitantes. Il n'est plus possible de fonctionner comme dans le passé. Christophe Barbier, patron de presse à l'agenda chargé, l'admet : "on ne peut plus fonctionner dans un embouteillage, dans un entonnoir, avec des arbitrages". Il imagine un futur journaliste indépendant, se livrant à une activité à
son compte tout en traitant avec une rédaction non plus sur la base
d'un emploi classique, mais d'un contrat de gré à gré. Sa vision est donc celle
d'un journaliste de plus en plus autonome et responsabilisé.
Pour Stephen Shepard, nous ne sommes pas dans un monde où il faut choisir entre vieux et nouveaux
médias ; il y a plus de journalisme actuellement qu'avant.
En plein dans le sujet, notons le blog Fil Rouge 2012 que les étudiants en journalisme du Celsa consacrent aux campagnes
présidentielle et législative de 2012 [edit: lien mort enlevé].
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